Présentation du projet

Depuis le Moyen Âge, les autorités publiques confient à des personnes qu’elles estiment et qualifient compétentes, l’action d’émettre un avis sur le savoir technique et scientifique, que ce soit dans le domaine gracieux comme contentieux. C’est souvent dans ce dernier cadre que le juge sollicite au procès la position d’une personne experte dans le champ du litige. À une échelle plus large, les questions débattues par la société contemporaine dans ses choix scientifiques et techniques mobilisent souvent l’interrogation de spécialistes qualifiés d’experts afin d’équité démocratique. Cependant, ce mécanisme procédural, fondé par et sur le droit, est remis en cause de nos jours comme étant perfectible (impératif de la contradiction, indépendance à l’égard de toute autorité et nécessité d’argumenter les controverses sans les trancher). L’expert prolifère dans notre monde et la « légitimité de l’expertise comme la légitimité par l’expertise »2 se retrouvent au cœur des débats.

Cette recherche pluridisciplinaire, vise à examiner, à partir d’un secteur économique majeur – celui du bâtiment à l’époque moderne –, le mécanisme clé de l’expertise : comment et pourquoi la langue technique régulatrice et maîtrisée des experts s’impose à la société, comment et pourquoi leur compétence technique se convertit en autorité, voire parfois en « abus d’autorité »3. Ce projet, qui associe un historien du droit, une historienne de l’architecture, une historienne de l’économie et mes compétences en histoire de l’architecture et dans les humanités numériques, vient de bénéficier d’un financement de cinq ans par l’Agence nationale de recherche en France. DIA Il s’inscrit de plein pied dans le champ international de l’histoire de la construction, un domaine pour lequel d’ailleurs trois d’entre nous viennent de participer au lancement d’une revue francophone Ædificare.

L’existence d’un fonds d’archives exceptionnel – conservé aux Archives Nationales de France sous la sous-série Z1J – qui conserve l’ensemble des procès-verbaux d’expertise du bâtiment parisien de 1643 à 1792 nous permet de lancer une enquête pluridisciplinaire (juridique, économique et architecturale) de grande envergure sur la question de l’expertise qui connaît, à partir de 1690, un tournant particulier. En effet, les experts se divisent alors en deux branches différentes exerçant deux activités concurrentes, parfois complémentaires : les architectes et les entrepreneurs.

La base de notre travail consistera d’abord à établir parallèlement deux corpus : d’une part, l’établissement d’un dictionnaire prosoprographique des 234 experts exerçant de 1690 à 1790 à partir de sources diverses (manuscrites et imprimées) ; d’autre part, l’inventaire et l’analyse des procès-verbaux d’expertise sur la même période. Au regard de l’immensité du fond, nous envisageons de travailler sur un groupe de près de 10 000 expertises par le biais d’un sondage au 1/10e sur les dix années de 1696 à 1786, espacées chacune de dix ans. Chaque expertise sera inventoriée, indexée, numérisée et analysée dans le détail. L’ensemble fera l’objet d’une étude sérielle sur le siècle parcouru, mais surtout d’un travail approfondi sur son contenu.

Le projet correspond au moins à trois enjeux contemporains

Le projet correspond à au moins trois enjeux contemporains. Le premier concerne le rapport au risque et à l’innovation sociale. Comment affronter des situations à risque permet d’innover techniquement, voire socialement ? La confrontation à des incertitudes ouvre des possibilités de résoudre des conflits entre des communautés opposées. Tenant compte du fait que les experts appartiennent à deux mondes différents, celui de l’artisanat et celui de l’art, la mission d’expertise se différencie-t-elle selon la qualité de son auteur ? Les experts en viennent, souvent à innover dans le champ d’activité qui est le leur L’expertise induirait-elle l’innovation ?

Le second concerne la part du droit dans la prise de décision démocratique. Comment le droit peut-il servir même entre les mains de non-juristes ? La diffusion des principes du droit dans la vie citoyenne permet un usage de ces derniers dans des étapes de la vie publique mais également dans des domaines de la vie privée. Dans le cadre de notre projet, comment et pourquoi des experts, non juristes mais au fait du droit, argumenteront en droit et persuaderont le juge de leur position ?

Le troisième concerne la régulation des valeurs de biens. Quels critères faut-il mettre en avant pour échafauder une hiérarchie des choses ? Une stricte normalisation objective de ces critères peut ne pas apparaître souhaitable face aux lois du marché qui par leur rigueur nécessiteraient un contrebalancement de règles souples subjectivées. Précisément, comment les experts du bâtiment ont-ils construits et mis en place les critères objectifs et subjectifs d’estimation de la valeur des biens immobiliers ?

Résultats

Les résultats de cette recherche seront présentés dans une base de connaissances collaborative accueillie sur un site dédié sur lequel l’ensemble des deux corpus seront accessibles à la communauté des chercheurs. L’analyse d’exempla fera l’objet d’une éditorialisation particulière sous forme d’exposition virtuelle pour le grand public. La synthèse de nos résultats sera consignée dans un ouvrage de référence et deux rencontres nationale et internationale viendront clore le projet.

Sur le plan du terrain historique exploité, les retombés scientifiques de la recherche seront d’ordre technique, juridique ou économique, selon la nature des questions posées lors de l’expertise constructive. Et la propension à y répondre innovera dans des champs disciplinaires différents, non sans débordements d’ailleurs.

  • Le problème constructif fera appel au savoir de bâtir en plein bouleversement au XVIIIe siècle et qui cherche à éviter l’effondrement, l’incendie et à développer le maximum de confort, en matière d’hygiène par exemple.
  • Une difficulté juridique sur les servitudes permettra aux experts de préciser leur interprétation des articles de la coutume de Paris.
  • Le calcul de la valeur d’un bien immobilier assurera à l’expert la maîtrise des critères participants à l’évaluation.
  • L’analyse fine des procès-verbaux d’expertise et la conviction qu’ils arrivent à provoquer chez le juge quant à la décision finale devraient nous permettre de mettre au jour des techniques linguistiques utilisées par les experts de type descriptif, explicatif ou argumentatif, ainsi que les niveaux de langue pratiqués par les protagonistes selon qu’ils sont artisans ou bien architectes.
  • Finalement, c’est l’expertise constructive qui fera l’objet d’une étude d’autant plus neuve que la littérature est quasi muette à ce sujet. Qui plus est, notre projet ouvre la possibilité de poursuivre l’étude en complétant les sources sur des époques différentes, la méthode élaborée restant accessible à la communauté scientifique.

    Cependant, au-delà de ce champ, sur le plan général, rejoignant l’idée d’« abus d’autorité » de l’expert, le fait que plusieurs types de savoirs, et plusieurs groupes sociaux partagent l’expertise diminuerait-il le risque d’abus d’autorité et au-delà le risque technique en général ? La création naîtrait-elle de conflits ? La constitution et l’autorité des savoirs constructifs à travers l’expertise de questions conflictuelles nous permettent d’émettre une hypothèse nouvelle selon laquelle les savoirs les plus pratiques ne se constituent pas uniquement par le biais de réduction théorique en art normalisant les techniques mais par l’usage de la pratique et de l’expérimentation des experts.

    L’appel à l’expertise par le biais d’intermédiaires « sachant » entre les protagonistes et les décideurs est souvent envisagé comme un moyen déterminant à la résolution des problèmes sociaux. Cependant, si réclamer l’expertise n’est pas la panacée encore faut-il qu’elle le soit dans des conditions strictes et normées, respectant un certain équilibre entre les postures des parties. Dans le projet que nous présentons, cette assurance est suggérée par le biais de la double appartenance des experts à deux mondes différents, celui de l’architecture (arts) et de celui de l’entreprise (artisanat) qui représentent des intérêts parfois contradictoires. De fait, notre démonstration devrait permettre de considérer l’expertise comme un nouvel indicateur de la capacité d’innover.

    Enfin, le corpus source de notre projet possède la double particularité d’être constitué de documents de nature hétérogène (oralité transcrite par l’intermédiaire des greffiers, pièces graphiques comme des croquis, des plans, des coupes, des élévations) et d’être produites parfois de manière contradictoire dans le cadre d’une controverse. Un des objectifs du projet consiste à présenter des sources archivistiques sous une forme innovante qui permette de donner à lire la controverse et la recontextualiser dans des séries. La présentation des résultats en ligne, sous forme d’une base de connaissances collaborative et d’expositions virtuelles d’exempla permet d’ouvrir les perspectives dynamiques en matière d’information et de diffusion scientifique.

Inventaires analytiques